UN PARADIS D’ENFANCE (M. CORTES)

Nous avons tellement de raisons de teinter nos souvenirs d’Algérie de tristesse, ne serait-ce qu’en constatant notre difficulté à écarter le moindre brin de nostalgie à leur évocation… Si cependant on me demandait d’en trouver un «pur», inscrit tel quel dans ma mémoire, je n’hésiterais pas. Je songerais sur-le-champ à un endroit, un paradis d’enfance, un terrain de jeu incomparable, un espace infini aux mille secrets à découvrir peu à peu et que je me suis évertuée à traquer jour après jour, au fil de mes promenades, de mes randonnées et de mes équipées, à bicyclette ou à pied ; de mes rencontres aussi, occasionnelles ou rituelles : je parle du Jardin Pasteur de Mascara. où j’ai vécu une grande partie de mon enfance, en fait jusqu’à 13 ans, jusqu’au départ de 62. Je dis «vécu» car nous habitions une des deux villas situées à l’entrée sous la rue Lamoricière ; mon père, Joachim Cortès, étant le Chef-Jardinier de la ville.

Maison Cortes

Il ne faisait aucun doute que cet Éden (j’adoptais ce mot pour l’endroit dès que l’école me l’apprit) m’appartenait. Lorsque j’enfourchais ma petite bicyclette et que je prenais, pour une série d’aller-retour, une des deux grandes allées, celle qui menait «vers l’Argoub» ou celle vers la pépinière, l’horizon s’ouvrait et je chevauchais un nuage, mon nuage. Quand ce n’était pas la course folle, c’était  l’aventure dans les allées secondaires, les narines chavirées au parfum de toutes ces fleurs que j’apprivoisais peu à peu, dont une qui me fascinait –un type d’orchidée, comme je  l’appris plus tard-, les yeux remplis de couleurs changeantes selon l’ombrage  de ces allées ou de l’orientation des sillons de la pépinière, de la majesté des pins parasols, de la force tranquille des solides muriers et des figuiers tortueux (dont ma mère tirait le fruit d’une si bonne confiture, aussi bonne que celle qu’elle tirait des fraises de notre verger en contrebas de la maison) et de l’élégance de tant d’autres que mon père me faisait découvrir en essayant de ne pas me noyer dans leurs noms latins. Côté parfums, il y avait aussi, décembre venu, celui qui émanait des «sapins de Noël» -des pins taillés aux bois de Saint-Hyppolite et de Saint-André-, entassés près des canons rangés en face de chez nous et que venaient chercher les Mascaréens  au fur et à mesure. Je garde encore en mémoire ce parfum de forêt qui nous enchantait et qui nous habitait longtemps encore après cette période de Fêtes.

 Un souvenir poignant : la biche que mon père gardait à la jardinière principale où il préparait ses semis, une superbe bête qu’il sortait matin et soir et qui revenait d’elle-même à son enclos ; au moment de notre départ (elle devait avoir à peu près 8 ans), il ouvrit le portail pour la laisser aller…  Oui, il y eut dans ce paradis quelques moments de tristesse, perceptibles même par une jeune fille de 13 ans.

biche

Tout ne fut pas que solitude, et il m’arrivait souvent de jouer, à l’entrée du jardin avec des ami-e-s, notamment René Justamente et Gérard Bénichou, celui-ci arrivant toujours –merci à toi, ami lointain…- avec des gâteries du magasin de ses parents pour notre goûter.

Mon jardin restera pour moi un paradis, comme toutes les choses que notre enfance a gravées telles quelles et que rien ne pourrait modifier, même pas, en ce qui le concerne, les témoignages sur son état actuel.

Martine Arnaud, née Cortès.